Théorie du don et sociologie du monde du travail de Norbert Alter – Inspiré de Marcel Mauss
Monde | Organisation/Management

Confronté à l'analyse des turbulences du monde du travail actuel, plus personne, en effet, ne peut encore sérieusement faire l'hypothèse simple selon laquelle le gouvernement des entreprises est le résultat de l'adaptation aux contraintes déterminées par l'environnement. De même, plus personne ne peut sérieusement affirmer que le gouvernement des entreprises est le fait du prince ou de l'agrégation d'individus mus par la seule recherche de l'intérêt personnel.
Mobiliser la théorie du don pour analyser la nature des rapports sociaux caractérisant le monde du travail a bien évidemment quelque chose de paradoxal : tous les bons manuels de gestion expliquent que l'entreprise est un lieu de profit, de calcul utilitariste, de praxis de la théorie économique standard. Ce paradoxe ne vaut cependant qu'à la condition de confondre la théorie du don avec une théorie de l'altruisme, alors qu'elle est, bien plus largement, une théorie de l'échange social, lequel intègre la question de l'intérêt, et celle de la violence. Ce paradoxe ne vaut également qu'à la condition de croire que la théorie économique standard reflète parfaitement les pratiques des acteurs, alors que toutes les observations menées par la sociologie du monde du travail montrent que l'efficacité de la firme suppose une capacité à coopérer et que la coopération est toujours un échange social.
Cette perspectives de recherche permet de comprendre, bien mieux et bien plus, des comportements qui demeuraient obscurs aux approches convenues de la sociologie du monde du travail. Mais les revisiter aujourd'hui et y apporter quelques éclairages supplémentaires devient nécessaire. Et si l'on rejette simultanément les grands déterminismes aussi bien que le strict individualisme comme catégories d'analyse, on est amené à se demander ce qui permet l'action collective et légitime ce type d'action dans l'entreprise. En se référant à la théorie du don pour répondre à cette question, on retrouve bien évidemment nombre des questions posées par la Revue du MAUSS. Cet article souhaite contribuer à ces réflexions.
Il s'intéresse d'abord aux modalités de l'élaboration de structures d'échanges permettant l'accord et la coopération. Il met ensuite en évidence les phénomènes de concurrence et d'intérêt collectifs ou individuels. Il tente enfin de présenter la capacité collective à vivre l'ambivalence du don (support du conflit comme de la paix) comme la trame de l'accord fondant la coopération en entreprise. Fondamentalement, il s'intéresse à la manière dont les acteurs articulent simultanément le registre du calcul et le registre du don pour parvenir à coopérer.
Trois niveaux d'analyse des phénomènes de coopération sont simultanément mobilisés : les relations entre firmes, les relations entre employeurs et salariés, les relations à l'intérieur du groupe d'opérateurs. Deux raisons expliquent ce choix : la première est que la théorie du don se révèle heuristique dans ces trois perspectives; la seconde tient au fait que la question qui m'intéresse le plus, comme beaucoup de ceux qui s'intéressent à l'intuition de M. Mauss, est de comprendre pourquoi on donne, quelle que soit la nature des dons.
LE DON COMME FACTEUR STRUCTURANT DES ÉCHANGES
Plus ou moins explicitement, un certain nombre d'analyses considèrent que la logique du don – la triple obligation de donner, recevoir et rendre – structure la coopération entre firmes, entre employeurs et salariés ou entre salariés….« Refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre; c'est refuser l'alliance et la communion » [Mauss, 1968, p. 163].
Les vertus économiques de l'échange social
Les travaux des sociologues italiens [Bagnasco, 1977] puis français s'intéressant aux « districts industriels » [Ganne, 1991] montrent qu'en situation de concurrence économique forte, l'efficacité des entreprises peut fort bien s'accorder avec des rapports flous, personnalisés, et finalement non rationnels d'un point de vue gestionnaire. Dans ces univers, les règles de l'échange économique ne sont pas clairement définies, faute de pouvoir prévoir et codifier les contributions et rétributions respectives des acteurs. Cette insuffisance des règles est en relation avec le fait que les objectifs, comme les modalités d'évaluation et de production, sont flous, changeants et parfois contradictoires. Il ne s'agit pas d'échanges économiques ou sociaux « purs », mais d'hybrides s'intégrant les uns aux autres sans codification précise…. l'échange économique consiste à échanger des biens de valeur équivalente, indépendamment de la qualité des personnes, dans le cadre d'une relation libre; l'échange social, qui caractérise les relations durables des entreprises d'un même tissu industriel, suppose la confiance, laquelle permet d'être « payé » sans que l'on connaisse précisément les délais et modalités de cette rétribution… Pour pouvoir coopérer, il faut « donner » (en l'occurrence, investir sans garantie parfaite de retour) pour amener l'autre à donner à son tour… caractère central des relations de confiance dans les réseaux financiers, les réseaux de systèmes d'information, et plus généralement le fonctionnement des relations commerciales. Les accords sont toujours incomplets, ils se définissent dans le temps, comme un processus de réciprocité. Les dettes entre les partenaires ne sont donc jamais totalement apurées, elles font partie d'un processus relationnel.
Les relations entretenues dans le cadre des districts industriels – au moins celles-là – n'ont pas une valeur uniquement économique : il s'agit d'un contrat plus général et plus flou dans lequel circulent simultanément des biens, des relations et des symboles.
La construction des accords collectifs
De manière plus générale, les travaux de l'économie des conventions et de la théorie de la régulation sociale mettent en évidence l'existence d'accords entre les agents ou les acteurs à l'intérieur des organisations. Ces accords supposent d'investir dans des relations de coopération sans garantie de retour. Ces perspectives permettent de comprendre la notion de convention. L'idée est que les agents économiques savent, de fait, sacrifier leurs avantages individuels immédiats au bénéfice d'un fonctionnement collectif durable permettant l'échange : ils donnent de manière à passer d'un système de relation strictement économique à un système d'échange social.
Les premiers travaux de la sociologie industrielle, de même que les plus récents, montrent que les opérateurs ont, comme les directions d'entreprise, un souci d'efficacité. Mais ce souci s'appuie toujours sur la volonté de construire une autonomie par rapport aux projets de rationalisation des directions et sur la défense de l'identité collective par rapport au projet de contrôle de ces mêmes directions. M. Olson [ 1965] : “si c'était l'intérêt économique qui guidait l'action de l'individu, il n'aurait pas intérêt à participer à une action collective puisque ses retombées (si elles sont positives) bénéficient à tous, y compris à celui qui n'a pas participé à l'action. Si donc l'individu était étroitement calculateur, il n'aurait aucun intérêt à participer à l'action collective, laquelle n'existerait jamais.”
Le travail, l'emploi comme le salaire ne peuvent y être analysés en termes strictement économiques. Ce type d'échange entre employeur et salarié s'apparente en effet au « phénomène social total ». On l'a vu plus haut, il repose, selon M. Mauss, sur des dimensions intégrant dans le même geste des éléments moraux, symboliques, juridiques, économiques, familiaux et religieux. La réciprocité de l'échange est différée, sans délai précis… La valeur des services échangés ne définit aucunement la nature de la relation… ce qui importe, dans ce type de relation, est bien plus de savoir que l'on peut compter sur l'autre – parce qu'on l'a obligé en lui donnant quelque chose – que le fait de connaître le moment du retour. De ce point de vue, les acteurs investissent une relation plus qu'ils n'investissent dans une relation. Entre les salariés et l'employeur, la relation procède plus du registre de l'endettement mutuel que de celui du principe d'équivalence… Ce système d'échange est collectif…
Ces configurations sont finalement bien celles d'un échange économique local encadré par des règles sociales locales. Ces règles n'empêchent ni le conflit ni des comportements stratégiques, mais elles les canalisent dans le cadre d'un « endettement mutuel » [Godbout, Caillé, 1992] qui structure et stabilise de manière fondamentale les échanges entre les partenaires. C'est bien la situation d'endettement mutuel qui permet la coopération et l'efficacité, bien plus que la négociation conçue comme un moyen de gérer des intérêts bien connus de part et d'autre, et défendus de manière optimisatrice(…) La régulation est fondée sur ce type d'obligation mutuelle. Et elle devient ineffective – elle ne permet plus la coopération – lorsque l'un des partenaires articule son comportement autour d'une logique uniquement économique ou réglementaire, rompant avec le système d'échange établi antérieurement. Cet ensemble social fonctionne comme une bourse d'échange de savoirs et d'alliances, bourse dans laquelle l'aide oblige celui qui la reçoit à savoir la donner à son tour [Alter, 1996].
Il s'agit concrètement d'une structure d'échange permettant à la fois la création d'un capital collectif de connaissances rares et la définition des modalités d'obligation mutuelle entre les membres. Ce système d'échange permet donc la coopération et surtout le contrôle de cette coopération. Il obéit à plusieurs des principes présentés ci-dessus pour distinguer l'échange social de l'échange économique :
- la réciprocité de l'échange est différée, sans délai précis : on ne « rend pas service » immédiatement à celui qui vient d'apporter son aide;
- l'échange est ininterrompu : il ne s'agit pas d'un moment particulier, mais d'une structure sociale assurant l'existence de ces formes de coopération;
- l'échange ne fonctionne pas suivant le registre de l'équivalence (je te donne ce que je te dois), mais selon le principe de l'endettement mutuel (on est dans une relation de réciprocité permanente).
“… l'application de la rationalité étroitement économique aux affaires humaines ne permet pas toujours de définir des comportements efficaces. Pour l'être, les comportements professionnels et entrepreneuriaux supposent aussi de savoir donner, et même parfois de faire de véritables « cadeaux » [Godbout, 2000].
Ici le don comporte 3 aspects fondamentaux basé sur 3 types d’intérêts collectifs et individuels
- Intérêt Économique
- Intérêt Symbolique
- Intérêt Stratégique
DÉFICIT DE RÉGULATION ET DISTANCE SOCIALE
La régulation des rapports sociaux de travail, et plus encore, la capacité collective à entreprendre sont fondées sur des rapports de type don/contre-don, parce qu'on ne peut s'assurer de la coopération de l'autre sans donner, sans sacrifier des avantages immédiats au bénéfice de l'existence de la relation.
La dérégulation des rapports salariés/employeurs
L'employeur peut brutalement changer de règles du jeu en cours de partie, passer d'un échange de type social à un échange de type économique. Dans ce cas, il rompt la relation de coopération établie avec les salariés pour ne plus obtenir qu'une relation de production. Cette situation est relativement courante dans le cadre de ce que l'on nomme la « modernisation des entreprises ». Elle correspond précisément à ce qui s'est produit dans le cadre des réformes qui ont touché le secteur public dans les années quatre-vingt-dix. Les décisions qui s'y sont prises en matière de gestion des ressources humaines et d'organisation en particulier ont brutalement transformé le registre de l'échange social, décrit dans la première partie de ce texte, en un échange étroitement économique [Alter, 2000]. La réciprocité de l'échange est immédiate. la règle de l'ancienneté n'est plus de mise, pas plus que l'idée d'endettement.
La valeur des services échangés définit la nature de la relation. Elle concerne autant la nature du travail que l'« esprit d'entreprise », la capacité à se mobiliser pour de nouveaux objectifs, la volonté de se former ou l'effort consenti pour communiquer de manière « transparente ». Le total des points ainsi cumulé constitue une contribution globale à laquelle est associée une rétribution. L'intérêt devient surtout économique. Le principe d'équivalence l'emporte sur celui de l'endettement mutuel.
Individualisme et collectif
Les normes de l'échange social n'y sont pas parfaitement contraignantes. Même si elles reposent sur un système de sanctions que le groupe peut infliger aux membres qui les transgressent, elles n'empêchent pas les conduites égoïstes. Elles se pratiquent dans plusieurs perspectives.
On en retiendra ici trois :
- tirer un parti individuel d'une opération menée collectivement; par exemple, l'un des membres du groupe ayant mené à bien une opération la présente publiquement comme le résultat d'un investissement personnel;
- passer à une position située dans l'« autre camp » en valorisant les acquis collectifs dans un esprit opposé; par exemple, un professionnel qui, avec l'aide ses collègues, parvient à affecter aux indicateurs de gestion le sens qui permet de représenter favorablement leur activité peut se mettre à prêter main forte au service chargé de remettre de l'ordre dans ces pratiques dites « erratiques »; le mouvement peut bien évidemment opérer dans l'autre sens;
- plus encore, certains bénéficiaires de dons rompent le cycle de l'échange en ne donnant pas à leur tour.
L'accord sur le désaccord
Si les sanctions sont relativement faibles, on peut alors se demander, dans une perspective plus générale, si le meilleur moyen d'une stratégie individuelle n'est pas de tirer un parti personnel du bien collectif accumulé par le système d'échange social.
Les normes ne contraignent donc pas de manière étroite à respecter l'échange social entre pairs, mais l'exercice libre de la rationalité ne peut conduire mécaniquement à les transgresser pour tirer un parti individuel de cet échange.
Hypothèses conclusives
L'idée selon laquelle le cycle du don/contre-don engage un endettement mutuel explique bien mieux la coopération que la contrainte ou le contrat. De même, l'inscription de la violence et du pouvoir dans le registre du don explique la coexistence de ces deux formes de relation à l'intérieur de l'espace social ici décrit.
L'analyse sociologique du monde du travail n'échappe donc pas aux vertus heuristiques de la théorie du don. Pour une raison finalement assez simple : les entreprises sont un lieu de socialisation, et la socialisation ne peut sérieusement se comprendre sans mobiliser la question de l'échange social. Du même coup, ce texte amène à revenir sur un certain nombre de questions ou de thèmes traités par la Revue du MAUSS.
La théorie du don éclaire ainsi la sociologie et l'économie des organisations sur trois plans. Elle permet de comprendre qu'il n'existe pas de coopération sans capacité à donner, mais que cette capacité est une liberté que les acteurs interprètent différemment et choisissent parfois de laisser de côté. Elle met également en évidence qu'à l'intérieur même de la coopération, se nichent des comportements égoïstes, favorisant la concurrence entre collègues, strates et secteurs d'une même entreprise. La pérennité du don et de la coopération ne peut donc se comprendre selon une quelconque théorie de l'équilibre, du calcul ou de la confiance. Si les uns et autres acceptent de continuer à coopérer « malgré tout », c'est parce qu'ils participent à une œuvre commune et souhaitent y contribuer activement. Ils donnent finalement plus à la cause qu'à l'autre, parce que « la gratitude permet l'investissement de la personnalité tout entière, la continuité de la vie comme échange et réciprocité » [Simmel, 1998, p. 55].